Roger Varin et l’Ordre de Bon Temps
À Port-Royal en Acadie (aujourd’hui en Nouvelle-Écosse), en 1606, l’Ordre de Bon Temps est fondé par Samuel de Champlain pour divertir les troupes, garder le moral des colons et les tenir occupés. C’est là qu’est donnée la première représentation théâtrale au Canada avec la pièce « Le Théâtre de Neptune » de Marc Lescarbot.
Au Québec, inspiré par cette initiative des premiers temps de la colonie française, Roger Varin fonde, en janvier 1946, un vaste mouvement de loisir culturel aussi appelé l’Ordre de Bon Temps (OBT). L’OBT regroupe des jeunes issus pour la plupart de mouvements d’action catholique (Jeunesse ouvrière catholique, Jeunesse étudiante catholique et Jeunesse indépendante chrétienne) ou du scoutisme.

Première rangée : Félix Leclerc, Yolande Cloutier, Mme Pierre Dupuy, Andrée Leclerc (née Vien), Émile Legault c.s.c.
Deuxième rangée : Gina Vaubois, Marcel Thérien, Roger Varin, Ninon Pednault, Denise Marsan, Rosario Fortin
Troisième rangée : Georges Kelly, Georges Groulx, Jacqueline Varin (née Rathé), Noël Brunet, Louise D’Amours, Lionel Renaud, madame Lionel Renaud

À partir d’en haut à droite : Marcel Thérien, Jacqueline Varin (née Rathé), Jeanne Benoît (épouse Maurice Sauvé en 1948), Maurice Sauvé
Ce mouvement laïque et mixte, dissout en 1954, a comme objectif de démocratiser la culture canadienne-française et de la défendre contre l’hégémonie américaine. C’est un organisme voué à la promotion, à l’organisation et à la mise sur pied d’activités de loisirs et de camps de formation par et pour les filles et les garçons issus de tous les milieux. Les représentants de la jeunesse de cette période d’après-guerre qui participent aux activités de l’OBT y apprennent le chant, la danse, le mime, le théâtre, etc., tout en développant leur sens de l’initiative et leur esprit communautaire.
Plusieurs personnalités publiques ont transité par l’OBT, notamment Hélène Loiselle, Pauline Julien, Ambroise Lafortune, Jacques Languirand, Félix Leclerc, Kim Yaroskevskaya, Jeanne Benoît (Sauvé) et Gaston Miron. L’Ordre fut une pépinière de talents pour diverses institutions culturelles telles que la radio et la télévision de Radio-Canada, l’Office national du film, les théâtres et les maisons d’édition.
Le premier numéro du bulletin d’information de l’Ordre de Bon Temps, La Galette, est publié en décembre 1946. Gaston Miron en a été le directeur de 1951 à 1953.


Du 8 au 12 avril 1948, des membres de l’Ordre de Bon Temps, dont Pauline Julien et Roger Varin, participent au Festival national de folklore présenté à Saint-Louis, Missouri. Le folklore canadien-français y est représenté par Jacques Labrecque et par l’Ordre de Bon Temps sous la direction de Roger Varin.


p. 3, 1948. BAnQ Vieux-Montréal (P856,S2,D13).
En 1949, l’Office national du film du Canada (ONF) produit un film sur l’Ordre de Bon Temps intitulé « Vieux airs…nouveaux pas ».

L’Ordre de Bon Temps n’est qu’une des nombreuses initiatives culturelles auxquelles Roger Varin s’est associé. Il a été, entre autres, cofondateur, avec le père Émile Legault, de la troupe des Compagnons de Saint-Laurent, auteur et metteur en scène de jeux scéniques, recherchiste et animateur d’émissions radiophoniques et télévisuelles de Radio-Canada. Homme dynamique aux multiples talents et projets, Roger Varin a joué un rôle important de rassembleur au cours des années 1930-1950, époque porteuse de changements qui a précédé la Révolution tranquille.
Claire Varin, fille de Roger Varin, a écrit le récit biographique intitulé Un prince incognito, Roger Varin.

Marthe Léger, archiviste – BAnQ Vieux-Montréal
En complément :
Les exemplaires de la revue La Galette peuvent être consultés à la Collection nationale de BAnQ (PER G-189).
TOURANGEAU, Rémi, dir. Dictionnaire des jeux scéniques du Québec au XXe siècle. Québec, Presses de l’Université Laval, 2007, 960 p.
TELLIER, Christine. Jeunesse et poésie : de l’Ordre de Bon Temps aux Éditions de l’Hexagone. Saint-Laurent, Fides, 2003, 332 p.
Courtemanche-Auclair, Jeanne. « C’est notre histoire : Ordre de Bon Temps » (en 3 parties), Québec Folklore, novembre-décembre 2005, vol. XXIV, no 6; janvier-février 2006, vol. XXV, no 1; mars-avril 2006, vol. XXV, no 2.
Une époque si lointaine…
C’est une histoire toute proche encore et pourtant quasi inimaginable aujourd’hui. Nous sortions de la guerre. Nous avions dix-huit ou vingt ans et nous étouffions sous la coupe du cléricalisme. Non seulement celui-ci enrégimentait nos jeunes énergies dans des mouvements dits « de jeunesse » unisexes et prosélytes (les fameuses JEC, JOC, JAC, JIC & le scoutisme), mais ce régime régnait également dans nos têtes. Dans les collèges classiques et les couvents, la direction spirituelle hebdomadaire était obligatoire. Le mariage était considéré comme une vocation secondaire par rapport à la vie religieuse. Dans les classes de philosophie, les prêtres décrivaient les filles comme « des voleuses de vocation ». Si bien qu’en 1950, sur 70 finissants au Collège Ste-Marie de Montréal où je terminais mes études, 40 élèves avaient choisi de prendre la soutane. Et la plupart des autres sont arrivés (comme moi) vierges au mariage. Incompréhensible et quasi indescriptible pour les jeunes d’aujourd’hui, cette société nous enfermait dans une prison culturelle et mentale assez semblable probablement à celle où grandissent aujourd’hui les jeunes islamistes. Violence en moins!
Mais la vie ne se laisse jamais enfermer. La guerre 1939-45 et ses horreurs, le retour d’Europe des soldats, l’expérience des femmes dans les usines de munitions, tout cela avait ébranlé les colonnes du temple, si je puis dire. Dès 1946, des jeunes commençaient à se rebiffer. Comme il se doit, ils cherchaient à la fois l’indépendance, le plaisir, et l’idéal. C’est ainsi que naquit l’Ordre de bon temps, le seul mouvement de jeunesse échappant au contrôle du clergé.
Le mouvement rassemblait les gars et les filles et leur appartenait. Aucune mainmise religieuse. Aucun « adulte encadreur ». Ces jeunes gens cherchaient alors ensemble à « réinventer la fête », mais, bien sûr, comme il convient de le dire à l’époque « en dehors des loisirs commerciaux où les profits sont en jeu : salle de danse, clubs de nuit, parcs d’attractions, etc. ». Sous l’influence de quelques animateurs européens de passage, du grand ethnologue Marius Barbeau, des compagnons de Saint-Laurent tout récemment fondés et d’ardents comédiens comme Georges Groulx et Guy Hoffman, nous entreprenions de réanimer le folklore, c’est-à-dire les danses, chansons et contes issus de la tradition populaire de ce qui s’appelait alors le Canada français.
Et cela nous permettait de nous rencontrer. Non seulement en tant que gars et filles, mais en tant qu’amis et complices échappant à la surveillance du clergé et surtout en tant qu’ardents constructeurs d’avenir. Nous nous prenions d’amour pour la chanson, la danse, la poésie, la création. Nos groupes se multipliaient comme une traînée de poudre. En deux ou trois ans, une cinquantaine de troupes de l’OBT surgissent un peu partout sur le territoire québécois. Nous organisions nos camps de formation, hiver comme été, sans la présence d’un seul aumônier. Ce sera le terreau d’où germera la vie culturelle des décennies suivantes, depuis Félix Leclerc jusqu’à Gilles Carle, de Gaston Miron jusqu’à Pauline Julien.
Retrouver la joie.
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Nous entreprenions des recherches d’une touchante sincérité. En groupes de quatre ou cinq gars et filles, nous passions nos étés à sillonner les campagnes pour recueillir « chez l’habitant » les chansons, contes et pas de danse issus des traditions de la Nouvelle- France. Comme autant de signes de la vitalité de nos racines. Nous les partagions ensuite en les comparant avec les trouvailles de nos amis européens. Tout cela se faisait dans une étonnante naïveté. Jamais ou presque jamais d’histoires de couchettes entre les gars et les filles qui erraient pourtant d’une grange d’habitant à la salle paroissiale du village suivant et dormaient ensemble sans même se toucher. Le désir était là, vif, joyeux, nourrissant toutes les énergies, mais complètement contraint encore par les interdits religieux. J’ai vu Pauline Julien lire L’essence et l’existence de Bergson, un soir d’été juste avant de chanter Sur le pont du nord avec les autres à la fête d’un village.
Nous travaillions le mime, le masque, le costume, la représentation. Nous multipliions les bals champêtres, les veillées de la Saint-Jean, de Pâques, de Noël. Nous organisions des centenaires paroissiaux, sorte de grandes fêtes de village où nous travaillions parfois plusieurs mois à développer la participation des citoyens à de grandes célébrations collectives. Je me souviens d’avoir fait danser 2,000 personnes à Contrecoeur, un samedi soir d’été, avec quelques complices pourtant aussi timides que moi. Et d’avoir négocié personnellement avec l’évêque de Saint-Jean pour avoir accès aux salles paroissiales de la Rive-Sud.
Nous voulions réinventer la vie et nous y trouvions joie et bonheur! Le nom de l’Ordre de bon temps était emprunté à l’histoire. C’est Samuel de Champlain qui l’avait inventé en 1604 pour aider ses soldats à passer les durs hivers à Port-Royal. Nous étions fiers de reprendre l’héritage. Nous venions en effet de traverser l’horrible hiver de la guerre 39-45. Nous avions besoin de retrouver l’espoir. Le mouvement durera une dizaine d’années, de 1946 à 1956. A son tour il générera toutes sortes d’héritages depuis les auberges de jeunesse comme Rabaska et la Cordée, jusqu’aux émissions de télévision comme Fanfreluche et Le pirate Maboule, en passant par Les éditions de l’Hexagone, jusqu’au Festival de folklore de Drummondville. « Il a donné naissance à une quantité incroyable d’autres mouvements » dira Jacques Languirand. « Il a pavé la voie à la Révolution tranquille. C’est grâce à l’Ordre de Bon Temps que j’ai reçu ma formation d’animateur, non pas tellement sur le plan professionnel, mais parce qu’il a façonné mon esprit, a facilité ma relation au monde, m’a aussi appris le don de soi ».
Et des histoires de cœur, il y en eut. Des brèves et des durables, des romantiques et des farfelues, des émouvantes et des ridicules. L’OBT a ainsi favorisé la naissance de nombreux couples qui ont engendré -dans les cadres du mariage la plupart du temps- la génération des baby-boomers qui s’apprêtent aujourd’hui à prendre la retraite. C’est une longue et très ancienne histoire en effet! Celle de ceux et celles qui sont aujourd’hui arrière-grands-parents! Pleine de vitalité pourtant. Et toutes les racines du Québec d’aujourd’hui s’en nourrissent encore. Écoutez quelques noms de ses anciens artisans : Gabriel Gascon, Pauline Julien, Hélène Loiselle, Félix Leclerc, Gilles Vigneault, Claude Léveillé, Jacques-Yvan Morin, Gilles Lefebvre, Jean-Claude Rinfret, Gilles Carle, Gaston Miron, Paul Hébert, etc.
Nous remercions Monsieur Dansereau de nous transmettre ce témoignage émouvant et touchant qui fait revivre une page de notre histoire.